Le contexte
Respire est un film réalisé par Mélanie Laurent en 2014. Il nous narre la vie de Charlie, étudiante en terminal dans un lycée de banlieue, qui rencontre le chemin de Sarah, nouvelle lycéenne fraichement arrivée dans sa classe.
Le film débute un matin au petit déjeuner au domicile familial. Charlie se lève, réveillée par les pleurs de sa mère et les dénigrements de son père. Ses parents se disputent encore, cela ne semble pas la première fois qu’elle assiste à cette scène. Charlie descend les marches et prend son petit déjeuner comme si cela était normal. En arrière-plan, on entend la mère en larme qui reproche à son mari de n’être jamais là et de la tromper. Il minimise ses accusations et prend un ton paternaliste, comme s’il s’adressait à un enfant qui faisait un caprice, puis part comme si rien n’était. Plus tard dans le film, sa fille vient questionner sa mère sur les raisons qu’elle a de le pardonner « parce que je ne peux pas faire autrement sans lui » dit-elle.
Charlie est une adolescente de 17 ans introvertie ayant du mal à s’affirmer. Elle a des amis, dont Victoire qui est sa meilleure amie depuis la 6ème. C’est une adolescente à laquelle on peut aisément s’identifier et qui ressemble à la plupart des adolescents de cet âge.
Tout bascule le jour où elle fait la rencontre de Sarah, une lycéenne venant soit disant d’Afrique et intégrant sa classe en cours d’année. Sarah est rayonnante, sûre d’elle et magnifique. Elle a quelque chose de magnétique pour Charlie. Elle la scrute et l’observe à de nombreuses reprises, et Sarah le sait. Sarah se montre et se raconte avec conviction. Sarah se présente comme quelqu’un ayant fait de nombreux voyages, une mère travaillant dans une ONG, des relations sexuelles passées fantastiques. Elle captive Charlie qui se lie d’amitié avec elle. Sarah, l’adolescente presque femme prend Charlie sous son aile. Elles passent progressivement tout leur temps ensemble. Sans y prendre garde, Charlie ne fréquente plus ses amis, et est totalement tournée vers sa nouvelle amie. On ressent un désir amoureux qui émerge chez Charlie, Sarah devient progressivement le centre de sa vie, et en devient presque dépendante.
Au cours de leur relation, la belle Sarah de son côté se plait à se sentir importante pour Charlie, jusqu’au moment où celle-ci la présente à une ancienne connaissance comme « une copine du lycée ». On voit pour la première fois le regard noir de Sarah apparaître. « Je ne suis qu’une copine du lycée pour toi hein, je pensais qu’on était amie, je me trompais », s’en suit des rabaissements insidieux. Sarah se met à jouer avec elle, tantôt elle attaque leur relation en créant de la distance physique et affective, ou par des reproches et des moqueries, et tantôt elle lui fait sentir qu’elle a de l’importance pour elle et qu’elle l’aime. Elle vient réparer la relation juste après l’avoir attaquée. Cela lui crée un sentiment de confusion, se manifestant par un décalage entre ce qu’elle lui dit , et son comportement.
La perversion narcissique
Si vous arrêtez de lire cet article ici, vous allez sûrement penser que Sarah semble quand même bien correspondre à ce qui est nommé comme « Pervers narcissique ». La perversion narcissique est un concept psychologique créé par Racamier en 1986 décrivant l’existence d’une catégorie de personne qui utilise l’autre comme un moyen de se valoriser en maniant « culpabilisation, critique et dévalorisation, report de sa responsabilité sur eux, communication floue, changement fréquent d’opinions, mensonges, jalousie ». À travers ce concept, on est induit de penser que Charlie est la victime d’un horrible personnage qui l’utilise et la manipule à ses fins. Cependant la réalité étant plus complexe que cela, surtout dans les relations interpersonnelles, nous allons étudier plus en profondeur les personnalités des deux protagonistes, et leur relation.
Vers une approche complexe
Analyse de leurs personnalités
Charlie est excessivement obnubilée par une personne qui l’ignore, la rabaisse et l’humilie, et en même temps elle lui pardonne et cherche à comprendre les raisons des agissements de son amie. Cette situation la conduit à la suivre jusqu’à chez elle, ce qui l’amène à découvrir qu’elle n’est pas ce qu’elle prétendait être. Elle observe depuis le soubassement d’une fenêtre une adolescente vivant chez une mère alcoolique ayant de gros problèmes de santé mentale. On ne voit sa mère qu’une seule fois dans le film, et elle est décrite comme une mère négligente, incapable d’être adaptée avec sa fille et présentant une sévère altération des conduites. Sa fille endosse le rôle de la mère, mère qui l’humilie sans raison et a un comportement qui semble être en dehors de la réalité (rigole sans raison, frappe de manière répétitive à la porte de la chambre de sa fille pendant de longues minutes, et la touche physiquement de manière étrange et inappropriée).
Suite à cette découverte, elle décide d’aller voir Sarah pour lui parler de ce qu’elle a vu et pour lui pardonner de se comporter ainsi avec elle. Elle lui dit qu’elle sait pour sa mère, Sarah la dévisage « Si tu dis quoique ce soit, je te tue ». Dans les semaines qui suivirent cet événement, Sarah détruit méthodiquement la réputation de Charlie en la harcelant, par exemple en attaquant sa réputation en écrivant « sale pute » sur son bureau, ou « je suce » accompagné de son numéro de téléphone sur les murs du lycée.
Charlie se renferme et s’isole. On entend un sifflement continu qui monte en bruit de fond. L’angoisse se montre, pour elle comme pour le spectateur. Ses amis s’aperçoivent bien que quelque chose ne va pas, et pourtant Charlie reste muette, comme si c’était normal. On peut faire l’hypothèse que ce qui permet de comprendre que Charlie ne va pas rechercher de l’aide ou ne va pas affronter frontalement Sarah, peut s’expliquer par l’internalisation d’un schéma relationnel existant déjà dans son fonctionnement familial. Elle a appris en observant sa mère que se soumettre et pardonner à outrance était quelque chose de normal. Elle a appris que cela ne servait à rien d’exprimer ses émotions et d’affirmer ses besoins, car de toute façon ils ne sont pas prises en compte dans la relation de couple. Elle a longtemps vu sa mère pardonner les tromperies et le rabaissement de son père, cela est son quotidien pour elle, pourquoi s’en plaindre à autrui ?
Du côté de Sarah, on peut faire l’hypothèse qu’ayant vécu et ayant grandi avec une telle mère, Sarah ne peut point se concevoir comme quelqu’un pouvant être aimée réellement. Elle s’invente une vie pour éviter que l’on découvre l’horrible personne qu’elle pense être véritablement. Elle se crée une persona, un masque, qui vient contrebalancer son ombre (pour plus de détail sur l’ombre je vous invite à lire cet article ). Toute sa vie, elle a vécu avec une mère humiliante et toxique, qui sûrement a fait ce qu’il faut pour garder sa fille auprès d’elle en réparant leur relation après avoir été inadaptée et maltraitante. Sarah ne croit pas dans la relation humaine, elle n’y croit plus, et comment lui en vouloir. Elle n’attend rien de l’autre et utilise les relations pour ce que cela lui permet d’obtenir, comme de l’admiration qu’elle obtient par Charlie. Lorsque Charlie dit « c’est une amie du lycée », elle entend « tu n’es pas assez bien pour être mon amie »., quand Charlie vient la voir en disant qu’elle sait pour sa mère, elle comprend « J’ai été trahie, le monde entier va savoir que je suis quelqu’un de mauvais, tout le monde va me rejeter et m’abuser (comme ma mère) ». Pour protéger sa persona, son masque, et l’idée qu’elle a d’elle-même, elle va détruire Charlie psychologiquement et la rabaisser constamment. Elle sait très bien qu’elle pourra tout faire d’elle parce qu’elle ne réagira pas. Ce piège relationnel dans lequel s’engouffre Charlie est un moyen pour elle de retrouver un narcissisme fictif, protégeant les carences affectives, négligences et abus émotionnels qu’elle a vécu dans sa relation avec sa mère.
Analyse de la relation toxique
Leur relation en est ainsi pathologique, avec Charlie qui se place comme en position de dépendance par rapport à Sarah, qui joue à la fois le rôle du sauveur et du bourreau. Charlie est incapable de s’affirmer dans leur relation et de se mettre en colère pour faire respecter ses besoins et ses désirs. Ceci va l’amener à devoir jouer à ce jeu toxique jusqu’à la fin du film.
Ni l’une ni l’autre ne sont en mesure de pouvoir communiquer sur leur relation afin de pouvoir prendre conscience du jeu auquel elles jouent. Elles sont prisonnières où l’une endosse le rôle du bourreau et l’autre de la victime. On pourrait aisément entendre l’une reprocher à l’autre quelque chose, et inversement. Charlie est incapable de définir la relation qu’elle veut avec Sarah, qui de son côté impose son mode de relation à Charlie qui l’accepte malgré elle.
Mon propos ici est non pas d’incriminer Sarah comme la mauvaise personne, et de considérer Charlie comme la frêle victime, mais d’amener à la conscience que pour jouer à ce jeu morbide, il faut être deux. Si vous considérez encore Charlie comme une victime, lisez la suite.
À la fin du film, Sarah revient auprès de Charlie suite à une agression physique de la part de sa mère. Charlie la reçoit chez elle, la soigne et prend soin d’elle. C’est elle maintenant qui prend la place du sauveur. Elle ne va pas en profiter pour se mettre en colère contre toute la maltraitance psychologique que son amie lui a fait subir ces derniers mois, ni la mettre à la porte. Elle s’occupe d’elle comme si de rien n’était. Elles passent la nuit ensemble, et le lendemain matin, Sarah souhaite que cet événement reste entre elles, et lui demande de continuer à garder leurs distances au lycée (car rappelons le cet événement renvoie à ce qu’elle est réellement et pense être détestable). Charlie refuse, et la maltraitance reprend. Dès lors, Charlie se renferme de plus en plus, et enchaine les passages à l’acte, malgré les propositions de soutiens de ses amis. Lorsqu’une personne passe à l’acte physiquement envers quelqu’un, cela peut être compris par une incapacité à mentaliser, c’est-à-dire avoir conscience et être en mesure de communiquer à autrui ce qui se passe intérieurement. Le passage à l’acte est ainsi l’unique solution qu’a trouvé la personne pour diminuer cette angoisse ou tension interne qu’elle ressent. À la fin du film, Charlie explose de rage suite à une énième série d’agressions verbales de la part de Sarah, et la tue en l’étouffant avec son oreiller.
Charlie est-elle victime ou bourreau ? Sarah est-elle victime ou bourreau ?
En conclusion
Ce film montre avec ingéniosité que pour être dans une relation toxique, il faut accepter d’y jouer à deux. N’importe qui ne tombe pas sous le joug d’une personne ayant de tels troubles relationnels et affectifs. Si l’on n’en vient à considérer que les pervers narcissique existent, on n’en vient à se considérer inéluctablement comme impuissant et irresponsable dans la relation. Ceci amène les victimes de « pervers narcissiques » à en recroiser encore et encore, sans en comprendre pourquoi. C’est en ignorant le serpent qui est tapis dans l’ombre que l’on est amené à devoir affronter leur prolifération.